2 ans auparavant, Le salaud

Lise avait vu sauter dans sa main l'automatique pointé vers le salaud, tandis que la pièce résonnait des détonations, produisant un éclair de stupeur dans le regard du géant. Bang, bang, bang. Surprise par la cadence de tir de la petite arme, ignorant le sang qui lui giclait au visage comme elle criait, galvanisée par sa terreur qui tournait en fureur, et tirait au jugé en avançant vers le salaud qui reculait en tendant ses mains vers elle. Bang, bang, bang, clignant des yeux sous la violence des déflagrations comme le salaud semblait rebondir sur le mur qui se teintait avec les geysers de sang. Il tituba. Bang, bang, elle continua jusqu'à ce qu'il tombe et roule au sol. Mais Lise le regardait à peine. Impuissante et terrifiée, elle avait perçu Morgan qui tombait, et sa tête qui percutait le carrelage. La belle avait roulé sur le dos, parcourue de soubresauts, un bras prisonnier derrière son dos. Lise ouvrit la bouche pour crier son nom. Les yeux grands ouverts de Morgan étaient tournés vers elle, mais ils étaient blancs, vides. Lise, qui voulait crier à nouveau, perdit sa voix. Son cœur s'était arrêté de battre. Elle considéra Morgan gisante et, en face, le corps de l'homme qui marquait le centre d'une flaque rouge sombre en expansion rapide sur le dallage. Tombant à genoux auprès de Morgan, Lise lâcha son arme. Elle vit la belle respirer et elle entendit la pulsation sourde de son sang, de son cœur qui battait, finalement. Elle entreprit de lever avec précaution la chemise trempée de sueur de Morgan, d'écarter l'étoffe sans toucher la plaie. Elle vit alors les petits fils d'or, tels des cheveux de blonde qui n'en finiraient pas. Avec un soulagement incommensurable, comme si une entité supérieure avait décidé qu'elle avait le droit de respirer, elle hoqueta une bouffée d'air. Elle vérifia que la chérie n'avait pas avalé sa langue. Lui croiser les jambes. La mettre en position latérale de sécurité. Elle constata avec un réconfort considérable que les yeux de Morgan étaient revenus derrière ses paupières qui s'étaient refermées. À cet instant, le salaud bougea. Avec un sursaut de terreur, Lise se retrouva sur ses pieds, cherchant fébrilement l'arme. Elle se pencha pour la glisser dans sa bonne main que l'adrénaline faisait trembler. Elle braqua le pistolet sur le salaud tandis qu'il passait sur le ventre en émettant un grondement de douleur entre ses dents serrées. Alors, avec la reptation d'un crocodile, mêlant puissance et une sorte de maladresse, mais d'une détermination implacable, il s'élança vers elle en poussant un cri de guerre sauvage et rauque. Lise sauta en arrière. Elle lui hurla : « Stop ! » Morgan derrière elle émit un gémissement. Elle courut vers la belle. Prenant l'arme entre ses dents, elle saisit Morgan par les chevilles et elle la tira pour la mettre hors de portée avec une énergie qu'elle ne se serait pas crue posséder. Ce ne fut qu'en atteignant ainsi la baie vitrée, en y cognant ses fesses nues, en envisageant une fraction de seconde faire glisser la lourde vitre anticyclone afin de tirer Morgan à travers le seuil sur la terrasse, qu'elle prit conscience de la futilité de cette manoeuvre. Car en levant la tête, elle vit l'autre qui approchait, les mains rougies par son sang, de son rampement inexorable. Il ânonnait des jurons incompréhensibles mais semblait progresser de plus en plus vite. Alors, Lise lâcha les jambes de Morgan. Elle se redressa et fit face. « Stop ! » lui cria-t-elle en braquant l'arme sur lui. Elle suffoqua en sentant venir l'inévitable, comme il continuait à ramper vers elle en allongeant derrière lui une grande traînée rouge. Cependant, en levant l'arme vers son crâne qui s'approchait au rythme des saccades de ses coudes sur le carrelage, elle constata que sa main ne tremblait plus. Bang. Il mourut avec un soubresaut impressionnant en aspergeant les alentours de sa cervelle et de son sang. Pétrifiée, Lise prit conscience qu'elle venait de commettre un authentique meurtre au premier degré, sans préméditation, mais en toute conscience, et que c'était la pire chose que l'on puisse faire au cours d'une existence comme la sienne, vouée à l'amour, au respect et à la santé des autres. Pourtant, d'emblée, elle sut que si elle en avait des regrets, ce ne serait pas d'avoir interrompu l'existence terrestre de ce redoutable, mais néanmoins misérable fumier. Morgan gémit à nouveau. Lise revint s'occuper de la belle. Elle n'était pas intervenue sur une urgence depuis de nombreuses années. Heureusement, l'essentiel ne s'oubliait pas. « Morgan, Morgan, lui dit-elle, réveille-toi ! Morgan, je t'aime. Je t'aime comme jamais personne n'a aimé quelqu'un. Morgan, réveille-toi ! » Elle courut chercher dans la salle de bain le kit médical d'urgence qu'elle y avait elle-même entreposé. Celui-ci comptait une petite bouteille d'oxygène dont elle attacha le masque sur le visage de Morgan. Elle installa les électrodes à son front et la microsonde de surveillance sanguine au bout d'un index. Elle lui parlait sans cesse. Le moniteur la fit attendre quelques secondes avant d'afficher les paramètres vitaux un à un. Ils étaient plutôt bons. Morgan bougea un peu. Elle tentait d'ouvrir les yeux. Lise commença à l'ausculter, tentant de se souvenir de tout ce qu'elle avait appris sur les lésions des organes de la cavité abdominale et leurs symptômes. En même temps, elle lui parlait comme une incantation : « Morgan, tu es venue me chercher ! Schwartz ! Ça n'arrive qu'au cinéma ! » Pendant ce temps, elle la palpait de la tête aux pieds. La belle inconsciente ne semblait pas avoir de fractures, mais une bosse énorme était en train de gonfler à sa tempe. Lise arracha les petites électrodes du Tazer, incrustées dans le derme par leurs têtes barbelées, au bout des fils d'or qui se déroulaient en boucles innombrables et disparaissaient dans les traces de sang. Elle vérifia les paramètres sur le moniteur : ils s'amélioraient. Le cœur était de plus en plus lent et régulier. Lise se redressa. Elle considéra la situation : le cadavre dans sa flaque, et à côté, Morgan gisante avec le petit masque transparent sur son visage, le tuyau et la minuscule bouteille d'oxygène. Elle alla décrocher le téléphone mural dans la cuisine. Elle composa le code d'urgence. Une voix très douce lui répondit :

— Lise, c'est moi, Rita.

— Rita, j'ai composé les urgences.

— Je sais. J'ai pris le contrôle de la maison afin d'aider Morgan à surprendre votre agresseur. D'ailleurs, celui-ci a coupé les communications vers l'extérieur. Mais il y a plus important : Morgan m'a interdit de prévenir les autorités.

— Elle a fait cela ?

— Elle a fait cela de façon très explicite. Peut-être pourrais-je vous aider si je connaissais mieux la situation. J'ai perçu trois décharges électriques intenses, sans doute des armes électriques. J'ai compté neuf détonations. Pouvez-vous me dire qui a tiré sur qui ?

— J'ai tiré sur notre agresseur. Je l'ai tué. Mais, auparavant, il a donné un coup de Tazer à Morgan, elle est inconsciente.

— Sa vie est-elle en danger ? A-t-elle réellement besoin de recevoir des soins d'urgence ?

Lise hésita. Elle regarda Morgan qui respirait calmement, les indicateurs du moniteur tous dans le vert.

— Non. Enfin, je crois bien que non.

— Alors, je préférerais prendre son avis avant d'agir.

Lise avait pris la décision de se livrer à la police. Elle se donna quelques secondes pour réfléchir.

— OK, on va attendre qu'elle refasse surface, conclut-elle, et elle raccrocha. Morgan tenta d'ouvrir les yeux quand elle lui parla. Lise lui injecta un anticoagulant, mit une pommade sur sa bosse, et par-dessus une poche de glace. Elle prit alors conscience de sa nudité et fit une visite éclair à la salle de bain pour y enfiler un peignoir. De longues minutes passèrent avant que Morgan ne tousse une première fois. La belle se recroquevilla en position fœtale. Elle grimaça.

— Parle-moi, lui enjoignit Lise.

Morgan haletait, grise et hébétée, son regard n'accrochait rien.

« Parle-moi, lui ordonna Lise. Morgan émit un croassement pitoyable à travers le masque à oxygène :

— J'ai mal.

Lise lui injecta une dose d'opiacé de synthèse. Morgan se détendit, la tête en arrière, comme si tous les nœuds que faisaient les muscles de son corps se déliaient. Elle gémit sa délivrance dans un souffle. Lise surveillait son cœur sur le moniteur.

— Ça va, lui demanda-t-elle ?

Morgan hocha faiblement la tête, les yeux fermés serrés très forts. Elle respirait de mieux en mieux. Lise lui retira le masque à oxygène, la roula sur le dos. Morgan toussa et cracha du sang que Lise essuya. Lorsque Morgan ouvrit les yeux, son regard accrocha le visage de Lise, qui lui sourit. Morgan sourit à son tour, faiblement. Alors, Lise sentit son cœur faire comme un petit sursaut dans sa poitrine. Elle se souvenait avoir eu une cabriole comme celle-là à la naissance de son premier bébé, quand on le lui avait posé sur le ventre, tout gluant et gigotant, tout fripé et violacé, avec ses petits poings serrés aussi fort que ses yeux fermés. Elle se pencha vers Morgan et lui effleura les lèvres d'un baiser. Morgan voulut parler, elle toussa.

— Je n'y vois rien, se plaignit-elle.

— Ça va revenir, expliqua Lise. Tu sais que tu m'as fait la peur de ma vie ? J'ai cru qu'il t'avait flanqué une balle dans le ventre.

Morgan tenta de se redresser.

— Où est-il ?

Lise la força à rester couchée d'une main sur son épaule.

— Il est mort.

— Tu en es sûre ?

— Oui, j'en suis tout à fait certaine. Je lui ai mis une balle dans la tête. Comment te sens-tu ?

Morgan soupira d'un soulagement évident. Elle referma les yeux en soufflant. Elle porta avec difficulté une main à son crâne.

— J'ai mal partout. J'ai un mal de tête inimaginable, et dans la poitrine aussi.

— Tu as une grosse bosse. Peut-être un traumatisme crânien, j'espère léger. Et peut-être des côtes cassées. Sinon, rien de plus grave que des bleus. Il faudra passer à la clinique faire un scanner pour vérifier.

— Qu'est ce que tu m'as injecté ?

— Un antalgique très puissant, lui répondit Lise

— Donne m'en une autre dose, demanda Morgan.

Lise lui caressa le front et les cheveux.

— Mon amour, cela t'assommerait, et je ne pense pas que cela soit ce que tu recherches.

— Non, tu as raison, fit Morgan en grimaçant. J'ai soif, demanda-t-elle.

Lise hésita une seconde. Elle lui proposa :

— On va faire un test. Je vais t'aider à te lever et on va aller ensemble à la cuisine pour te trouver un verre d'eau, d'accord ?

Morgan hocha la tête. À la grande surprise de Lise, elle fut sur pieds en quelques secondes. Elle s'arrêta pour considérer le cadavre. Puis, tremblante et s'appuyant sur Lise, elle marcha. Ses jambes étaient raides, elle faisait chaque pas comme une mauvaise marionnette, en gémissant et en se mordant les lèvres, mais elle parvint à tituber jusqu'à la cuisine où Lise la calla sur le tabouret dans le coin du mur, le temps de lui servir un grand verre d'eau que Morgan bu à petite gorgées, à deux mains tremblantes, pliée en avant comme une petite vieille. Lise ferma la porte de la cuisine et ouvrit la fenêtre, faisant rentrer une grande bouffée d'air brûlant et chargé des senteurs du jardin qui remplaça l'odeur de mort et de sang qui régnait au salon. Lise regarda Morgan qui buvait son eau.

— Morgan, tu m'impressionnes, tu m'impressionnes énormément.

Elle mouilla un linge et vint le passer sur le visage et le cou de Morgan, qui se laissa faire avec un apaisement évident.

« Ce n'est pas seulement ta vitesse de récupération qui m'impressionne. Morgan, tu es venue me sortir des griffes du monstre. Tu es mon héroïne.

Morgan restait sombre. Elle dit :

— Il n'était pas venu te tuer. Et maintenant, je t'ai impliquée dans un meurtre.

Elle attrapa le poignet de Lise et scrutant son visage couvert de petites taches de sang et de cervelle. Elle lui dit avec fermeté :

« Tu diras que c'est moi. Promets-le-moi.

Lise ouvrit de grands yeux. Elle secoua la tête.

« Promets-le-moi ! Insista Morgan

Lise se mit à trembler, des larmes lui vinrent. Elle fit très bas :

— Je ne sais pas mentir.

— Tu vas apprendre ! Promets-le-moi : si on en arrive là, tu diras que c'est moi qui l'ai tué.

Lise secoua vigoureusement la tête.

— Non, je ne te laisserais pas payer pour moi.

Lise tremblait sous la tension. Morgan comprit que malgré toute la persuasion dont elle se savait capable et l'ascendant qu'elle avait sur Lise, elle ne la ferait pas changer d'avis. Il y eut un long silence. Morgan avait fini son verre d'eau. Elle réfléchissait. Lise lui prit le verre vide et le remplit à nouveau. Cette fois, Morgan le vida d'un seul trait avant d'en demander un troisième.

— On ne va pas appeler la police, dit pensivement Morgan.

Lise la regarda en fronçant les sourcils. Venant de toute autre personne, cette affirmation lui aurait semblé totalement absurde.

« On va le faire disparaître, dit Morgan. Lise ouvrit de grands yeux. Elle regarda Morgan un long instant avant d'exprimer ses doutes :

— Il va y avoir une enquête.

Morgan fit non de la tête.

— On va effacer toutes les traces. On ne le connaît pas. Il n'est jamais venu. Fin de l'histoire.

Morgan réactiva son implant. Elle reçut aussitôt un message de Rita :

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Morgan. Suivi de la rue par caméras et senseurs centrale domotique : aucune activité. D'après les capteurs externes, le bruit a été remarquablement confiné. Porte frontale verrouillée. Toutes ouvertures fermées, maison sûre.

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Morgan ouvrit la porte de la cuisine et, avec Lise, elles contemplèrent le champ de bataille. Face à cette chose sanguinolente au milieu du salon, c'était en quelque sorte le cerveau de la ménagère qui répondait présent. Morgan se demanda s'il était possible de l'emballer, de le mettre dans le coffre du tout-terrain et d'aller le jeter quelque part. Puis elle se souvint où était le tout-terrain. Elle envoya :

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Rita. Comment peut-on procéder pour faire disparaître le corps ?

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L'enfouissement est documenté comme la méthode la plus sûre. La probabilité de découverte accidentelle d'un corps enterré est très faible, à condition que la tombe soit bien profonde et n'attire pas l'attention par des traces à la surface. D'après les plans de la maison en ma possession, du fait du remblai de nivellement, le sol devrait être relativement meuble jusqu'à deux mètres de profondeur dans la zone au bord de la terrasse sous le parterre existant. Je recommande d'opérer dès que possible. Il n'est pas nécessaire de le déshabiller. Par contre, l'équipement qu'il porte représente un risque très élevé de détection. Il faudra en disposer à part.

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Tandis que Lise rapportait les outils, Morgan alla chercher des draps. Elle avait du mal à bouger, chaque muscle lui faisait mal, mais il semblait que son état s'améliorait au fur et à mesure. En revenant dans le salon, elle s'agenouilla et commença à retirer la veste sans manche du mort. Bientôt, elle pataugea dans le sang. L'odeur était abominable. Elle parvint à rouler le corps dans les draps qui rougirent. Lise revint. Elle avait enfilé des bottes sur l'une des combinaisons que Morgan utilisait pour les travaux de jardin. Elle portait les outils qu'elle avait trouvés, une pelle et une pioche. Lise jeta un œil au long paquet difforme, immonde, improvisé par Morgan. Elles échangèrent un haussement de sourcil : il n'y avait rien à dire, c'était répugnant et dramatique, c'était réel et inévitable. Elles mirent plus de deux heures à creuser la fosse. Elles se relayèrent. L'une restait au fond et l'autre faisait en sorte que la terre extraite ne retombe pas. Creuser une tombe bien profonde nécessitait beaucoup plus de savoir-faire qu'il n'y paraissait : en effondrant les bords, on augmentait la quantité de terre à sortir et la distance à laquelle il fallait la jeter, ce qui en fin de compte en faisait un travail exténuant. Elles s'y dépensèrent avec acharnement. Il fallait en finir, il fallait faire disparaître la charogne qui campait au salon. Elles sentaient aussi qu'elles avaient besoin de la nature physique de cette épreuve pour faire passer les atrocités qu'elles venaient de traverser. La terre et ses odeurs puissantes y jouaient un rôle cathartique. L'absence de vent, inhabituelle à Santa-Maria en cette saison, avait fait tomber comme une chape de plomb fondu sur le jardin. Elles transpiraient abondamment, avec la poussière et l'effort, elles furent vite essoufflées, assoiffées, étouffées, crasseuses. Sur la fin, Morgan était au fond et devait s'arrêter à chaque pelletée pour reprendre son souffle et un peu de force dans ses bras qui tremblaient. Elle ruisselait. Les effets de la dose de drogue que Lise lui avait injectée s'étaient dissipés. Chaque articulation et chaque muscle la faisaient souffrir. Enfin, malgré les gants, elle s'était fait dans chaque main des ampoules qui étaient maintenant percées, arrachées, et lui faisaient un mal de chien avec la terre et la sueur. Lise, qui avait activement participé au début du creusement, était depuis à genoux au bord du trou. Elle ne ménageait pas sa peine non plus, tirant la terre pour l'empêcher de retomber. Toutes les trois minutes, elles s'arrêtaient pour boire. Travailler ainsi, avec silence et détermination, leur faisait du bien au cœur et elles le sentaient sans avoir besoin d'en parler. Quand elles estimèrent que le trou faisait la profondeur requise, Lise aida Morgan à en sortir et elles s'accordèrent une courte pause avant de charroyer le corps. Le salaud était bien trop lourd pour être porté, même à deux. Elles le traînèrent par les bouts des draps qui suintaient du sang coagulé, laissant derrière elles une longue trace ignoble sur laquelle des mouches vinrent bientôt boire. Enfin, fourbues, elles laissèrent le paquet puant rouler au fond, en vrac, où il tomba avec un choc sourd. Elles se regardèrent et commencèrent à reboucher sur-le-champ. Il y avait quelque chose de profondément libératoire à faire tomber la terre, à augmenter l'épaisseur de la barrière avec le monde des morts, et de ce mort-là en particulier. Quand le sol fut remis à niveau, Lise fit asseoir Morgan au pied du grand arbre de Judée avant de replanter méticuleusement les rosiers sur la tombe. Encore une demi-heure d'effort, le jardin avait retrouvé un aspect si anodin qu'elles en furent elles-mêmes surprises. Lise alla chercher le tuyau d'arrosage afin d'éliminer les traces de terre dans le gazon. Il faisait si chaud qu'elles en profitèrent pour se décrasser au jet. Elles finirent assises à l'ombre de l'arbre, épuisées. Restait la maison. Les robots de nettoyage, que Rita avait invoqués dès le corps enlevé, avaient fait disparaître les traces, sauf au plafond où un petit engin solitaire n'en était qu'à une fraction de sa tâche. Les voilages aspergés de sang et de cervelle étaient fichus, Morgan les décrocha avec l'intention de les jeter. Restaient aussi des impacts de balles dans le mur, qu'il fut aisé de couvrir avec des cadres, et des blessures dans le marbre du sol, qui pouvaient être imputées à la chute d'objets lourds. Lise revint d'une chambre avec un tapis afin de masquer les plus importantes. En quelques instants, de façon providentielle, il ne restait plus d'indices visibles qu'un homme avait été tué là. Après le passage sous l'eau chaude, elles se prodiguèrent tour à tour des soins. Des deux, Morgan était celle qui avait le plus de bleus. Lise la soigna en se mordant les lèvres tant c'était impressionnant. Ensuite, elles s'allongèrent sur le lit pour faire une pause. Lise dit tout bas :

— Tu as été magnifique. Je m'en souviendrai jusqu'à mon dernier souffle. Tu es mon Héroïne.

Morgan cligna des yeux. Lise poursuivit :

« Morgan, mon respect à ton égard, qui était immense, vient de gravir la dernière marche du podium.

Morgan la regardait, elle restait sombre et pensive.

— On a eu beaucoup de chance.

Lise secoua la tête. Elle se redressa et se mit à genoux dans le lit à côté de Morgan :

— Morgan, tu n'as pas compris. Cela n'a rien à voir avec de la chance. La façon dont tu braquais ton arme sur lui. Et quand tu as bondi sur lui... Cette expression sur ton visage, cette sérénité dans l'action. Et aussi, quand il t'a rouée de coups, mais chaque fois tu te relevais. Morgan, tu es une putain d'Héroïne ! Je n'avais pas réellement compris le sens de ce mot jusqu'à présent. Maintenant, je sais très exactement ce qu'il signifie. Je l'ai vu. Je l'ai ressenti. Tu es un de ces demi-dieux, un superhéros. Si un jour j'écris mes mémoires, tu deviendras une légende.

Morgan la regarda en fronçant ses sourcils. On aurait dit que ce que lui disait Lise lui rappelait quelque chose dont elle avait du mal à se souvenir. Lise secoua la tête. Elle chuchota d'une petite voix cassée par l'émotion :

« Tu es cette personne qui surgit quand il n'y a plus d'espoir, et qui retourne le sort contre toute attente. Tu es cette personne que l'on veut attendre quand on n'a plus rien d'autre. " Morgan lui sourit comme on le fait à un enfant qui vient de raconter une belle histoire, mais Lise continua avec gravité, simplicité et conviction : « Je sais maintenant pourquoi ils t'ont donné ce surnom : Angel. Tu es un authentique ange, au sens magique et protecteur du terme. T'es-tu déjà demandé pourquoi et comment les hommes ont inventé le concept d'ange ? Et bien, maintenant, je sais. Je t'ai vue en action, et je sais. Ce que tu viens de faire est suffisamment incroyable pour te faire passer pour un personnage magique et surnaturel. Plus que tout, pourtant, c'est la révélation de ta véritable nature qui compte. T'es-tu demandé pourquoi tu étais devenue pilote d'hélicoptère de sauvetage ? Est-ce que tu crois qu'il y avait la plus petite portion de hasard dans ce choix ? Maintenant que je t'ai vue à l'œuvre, je connais la vérité. Morgan, tu es un ange descendu sur terre. Est-ce que tu te rends compte de cela ?

Morgan secoua la tête.

— Je m'en veux de t'avoir entraînée dans cette histoire.

— Comment voulais-tu que je découvre ta vraie nature, autrement qu'en te donnant l'opportunité de voler à mon secours en mettant ma vie en péril ?

Cela fit sourire Morgan.

— Tu avoueras que c'est une façon particulièrement paradoxale de décrire ce qui s'est passé.

D'une main tremblante, Morgan écarta délicatement les cheveux de Lise pour lui caresser la joue. Elle se mordit les lèvres :

« Je m'en veux.

Lise lui prit la main pour y poser un baiser

— C'est moi qui l'ai tué, pas toi.

Morgan se redressa sur un coude et énonça avec force :

— Regarde-moi bien : c'était ce qu'il fallait faire. Tu veux que je le dise à nouveau ? C'était ce qu'il fallait faire.

Des larmes étaient venues dans les yeux de Lise. Morgan l'attira pour lui donner un baiser.

« Mais cela ne résout pas le problème principal.

— Qui est ?

— Je ne crois pas que ça va les arrêter.